Ma chère Nurith,

Je suis toujours aussi fière d¹être à tes côtés pour présenter tes si beaux films
Ci-dessous je t¹adresse mes quelques notes et t¹embrasse

Tiphaine


Signer

Un film de Nurith Aviv

2018

 

 

Trois idées reçues que le film vient bousculer :

1) pas d’universalité de la langue des signes

Multiplicité de langues des signes comme il y a une multiplicité de langues.

(La différence des langues : « bleu » dans 11 langues des signes (MUCEM))

Mais multiplicités qui ne sont pas superposables.

 

2) Langue des signes : pas la reproduction d’une langue : langue à part entière, règle, grammaire, syntaxe propres. On peut signer une langue, mais la langue des signes, même lorsqu’elle est assignée à un lieu, ou à un pays, a ses propres règles. Langue « naturelle » à part entière. Même si le fait qu’elles utilisent une modalité visuo-gestuelle et non audio-orale, elles mettent en place des structures spécifiques, différentes de celles des langues orales. Ce qui fait qu’en Israël, je vais y revenir, c’est un des aspects politiques du film, les sourds qui vivent dans des milieux arabophones apprennent la même langue que les sourds qui vivent dans des milieux hébréophones.

 

3) révélation peut-être encore plus spectaculaire : qu’une culture de l’oralité, une littérature orale, n’a pas besoin de la voix pour s’exprimer. Si l’on définit l’oralité en la distinguant de la vocalité

Ce que nous montre la scène du bédouin racontant l’histoire du cavalier, Le conteur en langue des signes : que l’oralité ne dépend pas de la voix ni de la parole. L’oralité dépend du corps. Littérature qui ne peut exister que dans l’oralité : nous oblige à redéfinir notre conception de l’oralité. Ce qui passe par le temps et par le corps.

 

Pourtant dans l’histoire compliquée de la reconnaissance des langues des signes ce sont les « oralistes » qui se sont opposés à leur reconnaître le statut de langue.

 

–> Convention adoptée au Congrès de Milan sur l’éducation à donner aux sourds.

1. La Convention, considérant l'incontestable supériorité de l'articulation sur les signes pour rendre le sourd-muet à la société et lui donner une connaissance plus complète de la langue, déclare que la méthode orale doit être préférée à celle des signes dans l'éducation et l'instruction des sourds-muets. Adoptée 160 à 4.  2. La Convention, considérant que l'usage simultané de l'articulation et des signes a l'inconvénient de nuire à l'articulation, à la lecture labiale et à la précision des idées, déclare que la méthode purement orale doit être préférée. Adoptée 150 à 16.

 

Wikipedia langue des signes

Selon le Ministère de la Culture « les langues des signes sont pour les sourds, le seul mode linguistique véritablement approprié, qui leur permette un développement cognitif et psychologique d’une manière équivalente à ce qu’il en est d’une langue orale pour un entendant. »

 

 

 

  1. 1.Un film doublement politique 

Signer est d’abord un film  politique sur l’inversion de la politique israélienne de la langue : autant l’hébreu s’est constitué sur et de l’abandon des langues natales de chacun des locuteurs, instruisant ainsi sa pureté ; autant l’ISL, la langue des signes israëlienne, s’est faite de toutes les langues des signes des natifs, la russe, l’allemande, la marocaine, la juive algérienne, etc. Mixte de plusieurs langues d’immigrés. Métissage profond de cette langue. Créolisation

Contrepoint au film de Nurith Aviv Misafa Lesafa, D’une langue à l’autre qui raconte comment l’hébreu s’est imposé mais parfois en faisant violence aux langues parlées avant.  Même si ces langues d’avant ne cesse aussi d’affleurer, de revenir, de sourdre dans l’hébreu.

 

Ensuite, 2e enjeu politique du film : les Palestiniens et les Israéliens s’expriment en la même langue. Ils se comprennent sans s’entendre. Ils s’entendent de ne pas entendre pourrait-on dire. Ou alors on pourrait dire qu’il vaut mieux ne pas entendre pour s’entendre…

Défaire les appartenances, même si toujours une langue d’Etat.

Défaire les appartenances comme le fait le poète palestinien-israélien Salman Masalha, dans D’une langue à l’autre, qui a aimé apprendre l'hébreu à l'école jusqu'à ce qu'il acquière la conscience que cette langue lui avait été imposée dans le cadre d'un projet politique conquérant. La maîtrise qu'il en a aujourd'hui lui apparaît comme un moyen de subvertir le projet sioniste : "L'hébreu n'appartient plus aux juifs. L'hébreu appartient à quiconque le parle et l'écrit. Même si des gens venus d'ailleurs l'ont renouvelé, il appartient à cette région comme l'arabe et d'autres langues sémitiques."

 

  1. 2.Un film philosophique sur la langue 

Signer est un film magnifique sur la naissance des langues : comment le besoin de communiquer donne naissance aux langues, comment elles se forment, comment elles donnent parallèlement la place (et non naissance) à des dialectes, des langues de village, des vernaculaires. Les langues locales dans le film : celle des bédouins, langue de Kafar Kacem  =

Deux langues locales (langues de village) qui développent la même façon de dire « année » : par le signe de la moisson, même si un village moissonnant à la faucille le dit d’une certaine manière et un autre moissonnant à la main le dit d’une autre façon.

 

On voit ainsi comment est refusé la langue universalisante et commune. On le voit avec les langues locales parlées, mais ici on est plus proche de la fabrique. Par plusieurs traits :

  1. 1)le rapport entre conventionnel et iconique plus net que dans les langues que nous utilisons habituellement. Des éléments mimologiques. 

  2. 2)Façon dont le concret devient progressivement abstrait. Comment le signe iconique devient signe arbitraire (la scène où la petite fille dit « lait » en faisant le signe lait. Pour nous qui le regardons, signe iconique. Pour elle, qui n’a sans doute jamais vu traire une vache, c’est un signe tout court.) 

Nurith Aviv, dans une émission récente de France Culture sur le film (avec Marie Richeux), rapproche ce fait de l’alphabet hébreu : les lettres sont des noms, ensuite oubli des noms dans l’écriture.

Aleph : bœuf, bèt : maison, ghimel : chameau, dalet : maison

  1. 3)Enfin dernier trait : engagement total du corps dans la communication. Moindre retenue, sensualité de la langue. Tous les sens sont impliqués, non pour pallier un sens manquant, je ne pense pas, mais parce que la retenue est sans doute un trait tardif de la communication. 

Théâtralité. Utilisation de l’espace.

La question du corps. De l’excès du corps dans la langue des signes.

 

Langue très visuelle aussi (cf. le rôle des tablettes, des téléphones portables dans le film,  langue qui circule de façon visuelle (face time) : du point de vue de l’esthétique générale du film, ces cadres dans le cadre fonctionnent à l’instar des fenêtres dans Traduire. Souvent un cadre dans le cadre chez Nurith Aviv.

 

 

  1. 3.Un film poétique sur la langue maternelle 

Réflexion sur la ou plutôt les langues maternelles traverse tous les films de Nurith

La langue des signes est une langue maternelle comme une autre. Une langue secrète, donc parfois, comme l’allemand pour Elias Canetti.

Question de la transmission présentée à travers le couple très touchant Gal/ Aviva Cohen

Ce couple Gal / Aviva, sa grand-mère. La grand-mère semi-lingue, qui n’approfondit ni la langue des signes, ni l’hébreu (signe d’époque où l’on forçait les sourds à parler).

On sent que le petit fils signe beaucoup mieux qu’elle. Alors qu’il est entendant, il est plus lettré dans sa langue à elle.

 

La famille dont les parents sont sourds et les enfants entendants.

Leur langue maternelle reste la langue des signes.

 

Question de la traduction également qui est consubstantielle à l’idée de transmission.

Le couple dont l’un parle l’ISL et l’autre la langue des signes allemande.

 

  1. 4.Signer 

Qu’est-ce que signer ?

La signature, c’est la marque distinctive, un signe d’identité. C’est aussi un geste performatif. Etudiée par Béatrice Fraenkel dans un très beau livre La Signature, Genèse d’un signe

(Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1992, 319 p.)

Elle fait de la signature un signe dense, saillant, à fonction individualisante ; signe ostentatoire aussi, qui nous permettrait de rejoindre la question de la théâtralité évoquée tout à l’heure

 

De Signer en langues (le film de l’exposition du Mucem à Signer, ce film-ci.

S’agissait-il d’impliquer ces notions d’identité et de performativité ?

 

La signature liée au monde et aux cultures de l’écrit. Ici rendue à la langue, à l’expression, à la communication, à l’oralité.