Chère Nurith,

 

Je viens de voir Signer sur grand écran aux Trois Luxembourg avec la pleine puissance de l’image et du son. Quelque chose est apparu avec force. Cela concerne  l’architecture de l’image, la  musique de ces langues dans le silence, l’histoire peu connue de ces langues des signes longtemps interdites, minorées, ostracisées ; et avec l’énigme de leur mise à l’écart, notre propre rapport au langage et à la parole.

 

Mais d’abord ce beau titre : Signer.

 

Aussi définitif que Traduire. Le verbe ici employé de façon intransitive, force un chemin, une sorte de trait ou de brèche par où s’engouffrent ces langues d’une autre sorte que sont les langues des signes : visuelles et silencieuses, spatiales et imagées, signifiées dans l'espace par le corps et le visage de ceux qui les utilisent.

 

« Signer »  dans le sens que désigne ton titre frappe : il ne figure pas dans le Dictionnaire historique de la langue française en 2006. Incroyable : alors que ces langues sont aussi anciennes que les langues vocales, - elles sont attestées depuis l’antiquité - c’est seulement depuis une quinzaine d’années que le dictionnaire français a admis l’existence de leur mode d’énonciation singulier. Oui, depuis peu, « signer »  existe comme « parler ».

 

Tu as choisi parmi d’autres pour ouvrir ton film le mot bleu signé par Emmanuelle Laborit dans onze langues des signes différentes à partir de vidéos envoyées par ceux qui partout dans le monde parlent une de ces langues. Aucun de ces signes ne se ressemble, certains semblent indiquer une direction mais d'une langue à l'autre, la direction s'inverse, les hauteurs de mains sont différentes, parfois on croit voir un mouvement dans l'air ou l'eau, - le vif passage d’une métaphore ; ou un état du visage ou du corps, - geste étrange sous nos latitudes. Impossible de retrouver une racine identifiable, comme dans nos langues vocales d'origine latine ou germanique bleu, blue, blau, azul, azur, azurro.

 

C’est par la couleur bleue que tu nous confrontes de manière éclatante à la multiplicité des langues et à leur façon, chacune singulière, de voir le monde et de le traduire.  Car sur les couleurs, et surtout sur celle-ci, les hommes ont mis du temps à s’accorder.  

 

Le sens le plus ancien de l’adjectif, dit le dictionnaire, semble être soit « pâle, blanchâtre », soit « livide, bleuâtre ». Je passe sur des convergences étymologiques signalées par le Dictionnaire historique de la langue française, qui rapproche cette couleur bleue, à ses débuts, de « blond, jaune et rougeâtre ». Les hommes hésitent devant ce qu’ils voient. Les circulations de sens entre les mots dans les langues anciennes, le haut allemand, l’ancien frison, l’ancien noroît, le néerlandais traduisent la grande difficulté à distinguer cette couleur.

 

Le sens actuel de « couleur du ciel pur, clair ou couleur analogue plus foncée », celle du beau  pull d’Emmanuel Laborit, n’apparaît qu’au XIIème siècle, en 1150 pour être précise. Si cette couleur est associée au ciel dans notre imaginaire occidental, il n’en va pas de même partout. Une étudiante iranienne qui faisait sa thèse sur « Le bleu dans les miniatures persanes» avait expliqué qu’en Iran, le bleu est la couleur de l’eau des rivières et des lacs, pas celle du ciel.  

 

Les langues vocales ont longtemps hésité, tâtonné, cherché avant de faire émerger le sens actuel. Et voilà que toi, tu bouscules l’édifice en faisant de la couleur bleue l’illustration de la diversité des langues. Du coup, tu me fais réfléchir sur l’histoire des mots, et la façon dont les cultures différentes appréhendent la couleur.

 

Derrière ce prologue, le film s'avance, il invite au voyage, à la fois Road movie et enquête rigoureuse en Israël où ont émergé plusieurs langues au siècle dernier, rythmé par tes voyages et tes  rencontres.

 

C’est là que j’ai été sensible à  l’architecture de tes images et de tes plans. Verticalité et horizontalité : comme cet arbre devant lequel tu filmes la famille de Debbi. Ton film ouvre une grande fenêtre sur le passé des langues en l’articulant au présent. On voyage vers l’origine et on ne cesse d’aller vers le présent de tous ceux qui utilisent ces langues et désormais peuvent communiquer à distance grâce aux nouvelles technologies et aux écrans.

 

Tu saisis quelque chose de très fort : la possibilité d’une écriture de ces langues que l’on pourrait désormais archiver grâce aux écrans (tu nous présentes d’ailleurs des images d’archives). Ainsi on pourrait constituer une mémoire de ces langues  par l’image sans recours au discours, au texte, à la parole articulée.  On voit toutes celles qui travaillent sur la langue Debbi, les chercheuses Irit Meir, Wendy Sanders, et Gal qui travaille avec le groupe des acteurs sourds devant des dessins ou des écrans arrêtés représentant des signes. Quelle ressource que l’image animée pour ces langues !

 

À la différence de tes films précédents, qui donnaient la parole tour à tour à des protagonistes singuliers, tu mets en présence les personnes et les générations. Tu filmes des relations, des liens familiaux, sociaux, villageois, l'intimité d'une famille, d'un couple, d'une communauté, un cours formant des interprètes ou plusieurs séquences de  théâtre laboratoire.

 

Hélène Cixsous écrivait à propos de ceux que tu filmais dans D’une langue à l’autre: « Tu les as isolés, ils se parlent à eux-mêmes, ils cherchent à entendre leur propre langue, dire leur tourment".   

 

Ici ta caméra rassemble les signeurs, les met en présence, observe leur dialogue, suit le fil de la transmission. On dirait que ces nouvelles langues qui sont l’objet de ton questionnement te contraignent à quitter une forme cinématographique éprouvée, le monologue, forme de la pensée qui est dialogue avec soi-même. Il y a bien des traces de la forme ancienne dans Signer : les monologues de Gal, l’interprète, et des chercheuses de l’université de Haïfa, mais sur fond d'écrans, avec recours à l'écran toujours.

 

Tu n’as jamais filmé cela.

 

Ce qui nous arrive alors, ce que tu filmes, ce que l’on voit, ce qui devient visible, ne peut venir que dans le silence, un silence ponctué. C’est la transmission : ce moment magique où Debbi et sa fille Hagar regardent la vidéo de Hagar petite apprenant à signer avec son père. Autre moment très fort : quand Meyad donne sa conférence dans le village palestinien de Kafr Kassem, et qu’elle nous montre des vidéos enregistrées des grand-mères du village (peut-être des arrières grand-mères), cette séquence où l’une d’elles évoque avec tant de joie son enfance, les jeux avec ces camarades, la nourriture qu’ils faisaient cuire dans la terre. Elle raconte : à ce moment-là, on allait loin, très loin. Lui vient alors un geste et un son tenu, par deux fois, qui ouvre l’espace et le temps. Loin, très loin dans le temps et dans l’espace.

 

Autre élément fascinant : les signes, leur naissance, leur évolution. Et les éléments iconiques gestuels. Après avoir vu ton film, je connais quelques signes de l’ISL mais ce sont des signes très certainement communs à plusieurs langues des signes, des signes dits de grande liconicité: « lait », « pomme », « voiture », « ours » « cheval », (j’ai appris avec Hagar), et celui-là pour lequel je suis obligée de faire un mot-valise : « accoucher-naissance» mais peut aussi être une phrase : « Il ou elle est né(e) ». Ce sont des signes qui portent des images qui nous laissent entrevoir leur origine : ainsi, ce mot « année » qui s’écrit de deux façons différentes dans deux villages : selon que l’on moissonnait à la main ou à la faux, le geste change.

 

Le processus de transcription et d’évolution du signe – son écriture - ressemble plus aux idéogrammes chinois qu’à nos langues phonétiques. Les signes transportent une histoire en image mais plus la langue se complexifie, plus ils deviennent abstraits. Et on peut saisir ce passage dans ton film. Tu  me faisais remarquer que le geste de tirer les pis d’une vache qui désigne le mot « lait » avait peut-être déjà perdu sa signification pour Hagar, la petite fille. On voit bien le passage d’un signe motivé qui renvoie à un référent dans le monde à un signe arbitraire. La charge métaphorique et poétique de ces langues est forte. Et ton film nous associe à la naissance et à l’évolution d’un système de signes qui s’élabore au fil des générations et se réalise au moyen du visage et du corps dans l’espace.

 

Les chercheurs nous apprennent que les langues des signes sont attestées depuis l'antiquité mais que de toutes les langues, ce sont celles qui ont laissé le moins de traces, elles sont presque absentes du corpus historique de réflexion sur le langage humain et les langues.

 

La responsabilité en incombe à Aristote pour qui seule la parole articulée atteste de la faculté langagière. C'est la parole seule qui rend possible la pensée. Ceux qui ne parlent pas ne pensent pas. Cette conviction est renforcée par la passion remontant aux temps bibliques de la voix et de l'oreille comme seuls canaux par lesquels l'homme et Dieu pouvaient entrer en relation.

 

Et pourtant, dans le Cratyle de Platon, Socrate interrogeait : « Réponds-moi : si à défaut de voix ou de langue, nous voulions représenter les choses les uns aux autres, n’essaierions-nous pas, comme le font en réalité les (sourds) muets de les indiquer avec les mains, la tête et le reste du corps ? ». Socrate avait déjà repéré ce que nous explique Wendy Sanders, il avait vu la grammaire dans les mouvements du corps. Et pourtant, nous n’avons pas retenu la leçon de Socrate, pas plus que celle de Descartes : « Les muets se servent des signes en même façon que nous la voix », ils « inventent des signes particuliers par lesquels ils expriment leur pensée » : ce sont des sujets parlants, ce sont des sujets pensants.

 

Les chercheurs nous l’expliquent : la pensée visuelle est directement structurante pour l'organisation linguistique chez les sourds (Garcia et Perini) ; la contrainte de ne pouvoir utiliser que le canal visuo-gestuel a permis à des formes de pensée autres de se réaliser langagièrement, (Cuxsac et Pizutto) ; le fait pour les sourds de construire une représentation du monde sans repères auditifs a des implications sur la structuration d'une pensée visuelle (Garcia et Perini).

 

Ton film nous confronte à plusieurs énigmes :

 

-L’énigme d’une pensée qui se réalise dans une langue visuelle et gestuelle en dehors du langage articulé. Les signeurs nous montrent une utilisation linguistique de l'espace où  tout ce qui se déroule linéairement pour nous devient simultané, concurrent, multistratifié. Ils nous proposent des configurations spatiales emboitées les unes dans les autres et en trois dimensions.

-L’énigme de langues qui naissent sans rapport avec les autres langues, sans passé, sans territoire.  Derrière les trois langues qu’étudient les chercheuses, il en existe des centaines qui sont apparues de façon autonome dans différents endroits à chaque fois qu'un nombre suffisant de sourds étaient en contact.

-Enfin, tu nous laisses devant cette question : alors que ces langues ont toujours existé, pourquoi est-ce à partir  des seules langues vocales que s'est élaboré le vaste discours sur le langage humain et les langues ?

 

Je termine sur les sons, tous ces petits sons mouillés, ces clappements de langue qui accompagnent le discours des protagonistes et que j’ai entendus fort dans cette présentation sur grand écran, cette petite musique étrange de la parole des sourds. Certainement ces sons émis échappent à leurs émetteurs, ils ne les entendent pas. Mais ces sons nous disent comment les signes sont engagés aussi dans la bouche, les lèvres et la langue mis en mouvement par le locuteur s’adressant à son destinataire.

 

Ces sons nous rappellent la parenté étymologique qui donne naissance à « Mot » et à « Muet ». « Mot » est issu d’un mot latin « muttum » dérivé de « Muttire » : « produire le son mu », d’où « souffler mot, grommeler ». Il se rattache au groupe de l’onomatopée mu et à « Mutus »  qui signifie « son, bruit de voix qui n’a pas de signification » qui donnera « muet ». Comme on retrouve des formes analogues dans les langues indo-européennes, on pose l’existence d’une racine commune mu qui est le symbole des lèvres fermées et qui exprime la notion de son inarticulé qui aboutira à « Mot ».

 

D’ailleurs, les premiers emplois de « Mot » en français sont négatifs : ne soner mot (980), n’en savoir mot, ne dire mot. C’est seulement au XI ème siècle que « mot » est employé avec le sens de « discours, parole ».

 

Amitiés

 

Karine Rouquet-Brutin