Intervention à la projection de « Signer » de Nurith Aviv. Le 20/03/2018
Je suppose que je suis ici comme père d’Emmanuelle. On va le supposer ensemble.
   Nurith Aviv m’a étonné. Comment a-t-elle pu saisir avec autant de pertinence et de justesse, au-delà de son amour pour les langues et de son intérêt décidé pour la traduction et la transmission, la singularité de la langue des signes et donc des sourds en un film là où j’ai mis tant d’années pour approcher et consentir à ce qui m’étais tellement énigmatique et mystérieux au moment où j’ai appris que ma fille était sourde.
Ce film dit mieux et de façon plus convaincante que n’importe quel savant traité ce qui se joue dans cette question. Il dit la possibilité et la réalité d’une langue et l’engagement du corps, et non seulement de la bouche, dans la production des signifiants et la fabrique d’une signification. Il dit également, en tout cas c’est ce qu’il me dit à moi, ce vertige qui nous prend devant la naissance d’une langue pour partager entre sourds et entendants. Pas origine d’une langue mais origine de la rencontre avec une langue, une naissance en quelque sorte. Il dit enfin la production artistique originale d’un théâtre en LS.
Avant de m’avancer je ne peux passer sous silence (parce que le silence n’est pas sans discours comme nous le montre ce film) le fait que dans mon parcours de psychiatre et psychanalyste la langue des signes et leurs locuteurs n’ont pas été sans effets.
Permettez-moi de rendre ici hommage au Dr Françoise Gorog médecin chef à l’hôpital Sainte Anne à Paris qui a été importante dans notre parcours en suivant et soutenant notre démarche en nous permettant d’ouvrir l’unité hospitalière Surdité et souffrance psychique, autorisant ainsi un accueil psychiatrique correct des sourds.
J’ai trouvé dans cette rencontre une inépuisable source de réflexions et dès les années 80 nous avons martelées, avec Marie-Françoise, ma femme, psychiatre psychanalyste elle aussi, ayant trois frères sourds et engagée dans le même travail, un certain nombre de formules ou préconisations :
« Il n’y a pas de psychologie des sourds. Il y a autant de personnalités de sourds qu’il y a de personnes sourdes et l’on retrouve les mêmes grandes structures psychiques que l’on retrouve chez les entendants : névrose, psychose et perversion »

« Le sourd n’existe pas et faire de la surdité une causalité univoque viendrait gommer toute singularité, donner une réponse universalisante et écraser toute expression symptomatique d’un sujet.
En revanche il y a des sourds, des sujets marqués d’une déficience auditive avec laquelle ils se débrouillent et vivent comme ils peuvent. Ils ont tous une histoire différente et une façon de faire personnelle. La surdité engendre des situations de souffrance psychique que l’on retrouve dans d’autres situations d’exclusion. Cela ne détermine pas une personnalité spéciale valable pour tous les sourds mais une communauté d’expérience. Isolement, mise à part, ségrégation, violences par déni ou oubli et aussi des formes de maltraitances.
C’est la façon dont est accueillie la personne sourde (du bébé à l’âge adulte) qui est déterminante : c’est donc la réponse de l’Autre familial, puis social qui est fondamentale. Et nous le voyons illustré d’une manière formidable dans le film par l’émergence de langues des signes locales dans le village de Kafr Qasem et la tribu bédouine d’Al-Sayyid.
Il faut tenir compte de ce que les sourds disent depuis des générations pendant tout un temps clandestinement et comment ils le disent. La surdité est à l’origine de la production d’un savoir, d’un acquis pour la culture : une langue, la langue des signes, qui prouve que la capacité sémiotique, ce pouvoir de former une langue est présente chez tout être humain qui peut inventer de nouvelles voies expressives pour dire son désir, lorsqu’un déficit sensoriel lui barre l’accès à son développement habituel.
C’est une autre façon d’accueillir les sourds que de respecter cette langue, et d’en mesurer l’intérêt pour le développement de l’enfant sourd. En continuant d’interdire la LS à l’enfant sourd, hier pour ne pas l’empêcher d’apprendre à parler vocalement, aujourd’hui pour respecter les aires corticales auditives qui seraient stimulées par la technique des implants cochléaires, on lui refuse une possibilité ludique fondamentale. Pour s’approprier un système symbolique il faut pouvoir jouer avec comme le disait Françoise Dolto. Elle proposait d’ailleurs d’apprendre la LS à tous les enfants dès l’école maternelle. Il me semble que ce message ait été partiellement entendu car je crois qu’il existe aujourd’hui quelques écoles qui ont mis en place cette innovation.
   Pour jouer avec les mots, la situation d’apprentissage artificiel de la langue orale provoquée par la surdité n’est pas idéale. Là aussi le film de Nurith nous le montre de façon lumineuse quand, je crois que c’est Debbi, nous explique comment en séance d’orthophonie elle apprenait l’émission des sons en soufflant sur un papier toilette. Je ne critique pas ici le travail important de la rééducation orale nécessaire pour les enfants sourds. Mais plutôt la chronologie de ces apprentissages. Car ce que montre le film dans cette séquence c’est comment à la maison avec la LS et ses parents sourds elle pouvait faire rapidement le lien entre le signe et le mot écrit. Et l’on voit là la différence entre l’acquisition d’un système symbolique et la rééducation.
   Les raisons pour priver un enfant de cette possibilité de rire et de jouer, rappelez-vous de la question que pose la fille de Debbi à sa mère : « qu’est-ce que j’ai dit de drôle toute petite », ne reposent sur aucune théorie linguistique, au contraire ; et du côté psy on retrouve le même consensus en faveur d’un contact précoce avec la LS.
   Il a fallu longtemps pour que soit reconnu à la LS un statut linguistique de langue à part entière avec sa grammaire et sa syntaxe. Bien qu’i y ait eu dans l’histoire de grands précurseurs comme l’abbé de L’Épée, c’est avec le linguiste américain de Gallaudet College, Stokoe et son ouvrage « Sign langage structure » en 1978, que nous pouvons situer le début de cette reconnaissance scientifique linguistique.
   Je pourrais encore continuer longtemps sur ce que je ne pouvais passer sous silence. Mais c’est assez et je voudrais maintenant m’attacher à ce que Nurith Aviv avec son film a provoqué chez moi. Je dois vous dire qu’avant de découvrir Signer j’ai eu l’occasion de voir d’autres films de Nurith Aviv : D’une langue à l’autre et Vaters land, Langue sacrée, langue parlée, Traduire et enfin Annonces. Donc revenons à Signer qu’y ai-je vu ?
D’abord le chemin parcouru depuis 40 ans à l’époque de mon 1er voyage à l’université Gallaudet à Washington où nous n’étions encore que dans les balbutiements et l’énorme changement du regard sur la question de la langue des signes. J’ai retrouvé les échos des questions que se posaient les sourds à l’époque de l’ouverture d’IVT et du centre socio-culturel des sourds. Avec cependant une différence notoire, c’est la relation qui parait beaucoup plus apaisée avec les entendants et la défense, que nous préconisions nous aussi, du bilinguisme. Un enfant sourd nait dans une famille, un état ou l’on parle une langue. Cette langue n’est pas la sienne puisqu’il n’y a pas accès naturellement. La rencontre avec d’autres sourds va lui apporter une seconde (ou première lorsque ses parents sont sourds) langue. C’est dans le jeu entre ces deux langues, entre les sourds entre eux et entre les sourds et les entendants qu’il va devoir se situer et que le français, pour un français, peut devenir la langue des études et de l’écrit, puisque les LS n’ont pas d’écriture. Ce qui d’ailleurs se traduit d’habitude par tradition orale ce qui est amusant pour la LS. On parle de LSF, ASL, LSI parce que les locuteurs sont nés dans tel ou tel pays mais pas parce que les LS sont issues des langues orales, elles en sont très différentes. On peut aussi se demander si aujourd’hui avec les images numériques et la vidéo quelque chose de l’écrit va pouvoir se mettre en place. En tous cas des archives c’est sûr. Donc il me semble que c’est entre ces deux pôles qu’il va avoir à jeter des ponts. En ne lâchant rien sur la spécificité de ce plurilinguisme. Par exemple en gardant ce que Gal (l’interprète du film) appelle « fa » et qui je crois en France se dit « pi ». Être linguistiquement « Pi » sourd et aussi ouvert à la culture de la langue dominante. C’est peut-être un jeu de funambule mais y a-t-il ici un seul d’entre nous qui soit monolingue ?
Une remarque à propos de Gal. Lorsqu’il raconte comment, enfant, se tenant dans une pièce à côte il écoutait les conversations de sa famille. C’est presque une illustration de ce que Freud appelait le fantasme de scène primitive. Encore le mystère de la naissance.
Ce à quoi il faut consentir pour apprendre une autre langue, et parfois même l’apprendre de son enfant lorsque les parents sont entendants, là où les médecins avec des arguments plus ou moins scientifiques viennent vous l’interdire comporte aussi une certaine violence. J’aimerais poser à Nurith cette question : la violence qu’on a connue a-t-elle eu lieu en Israël ou est-elle propre à la France ?
   Je voudrais dire aussi combien m’a touché la magnifique scène des 1ers mots entre la fille et sa mère. À ce propos je voulais signaler les travaux déjà anciens d’une linguiste américaine dont j’ai oublié le nom, sur le parler bébé en signes. Si mes souvenirs sont bons il apparait un peu avant les 1ers mots chez l’entendant. Quand nous voyons la vidéo de cette petite fille d’un an signer les mots qu’elle associe à des images c’est tout simplement émouvant. Et ça me rappelle un souvenir, joyeux et triste je ne crains pas les paradoxes, avec Emmanuelle. Nous n’avions pas encore la langue des signes, elle était petite, sa mère, qui avait une langue particulière avec elle et faisait souvent pour moi la traduction, était sortie et je devais la faire dîner. Un beefsteak. Le voulait elle saignant ou bien cuit ? Pour moi c’était important. Et nous voilà partis dans une tentative d’explication. J’ai tout essayé : lui faire toucher le radiateur pour lui faire comprendre qu’il s’agit de chaleur, lui montrer les flammes de la gazinière pour signifier le feu et la cuisson. Elle a dû me prendre pour un fou et se demander ce que je fabriquais. Finalement je lui ai servi le steak comme je les aimais : saignant. Cela a eu l’air de lui plaire.
J’ai une autre question pour Nurith. Dans son film j’ai noté la grande importance apportée aux cadres. Les portables, les tablettes, les fenêtres. Pourquoi cette importance des cadres, si j’ai bien vu ? Et en particulier à propos de la LS. Passons au théâtre. Je me souviens des premières pièces d’IVT, dans les années 70, présentées par des acteurs sourds. La nouveauté radicale que représentait la présence corporelle des acteurs et le nouage à la langue des signes. Dans le film l’intervention de la chercheuse sur la grammaire du corps dans les LS m’a particulièrement retenu. Que pensez-vous de la prise en compte de cette dimension dans les LS ?
Je m’aperçois qu’en fait j’ai assez peu de questions à formuler. Est-ce un effet de mon adhésion au dire du film ? En quelques sorte j’ai le sentiment que j’attendais ce film. C’est comme un cadeau. Il a eu, dans son propos et son sujet, quelques prédécesseurs. « Le pays des sourds » de Nicolas Philibert avec un propos plus sociologique. « Avec nos yeux » de Marion Aldighieri qui s’attache au travail du théâtre à IVT. Et d’autre que j’oublie sans doute. Mais le film de NA est le seul à avoir orienté son approche sur les différentes LS, leurs traductions et leur transmission. Ce qui souligne, à l’encontre d’une croyance fort répandue, qu’il n’y a pas d’universel de la langue des signes. Il y a des langues des signes.
Comme le disait la revue de psychanalyse « L’âne », pour laquelle Judith Miller nous avait sollicité en 1991 pour publier un numéro consacré aux sourds et à la LS, : « Ne dites plus sourds muets ! ». C’est aussi l’occasion ici de rappeler, qu’à l’époque où les luttes partisanes étaient vives, le soutien que nous avons pu trouver dans la psychanalyse. Et oui, on l’a bien vu dans votre film, ils sont plutôt bavards les sourds si l’on sait les écouter. Ce qui permet de répondre à cette question si souvent entendue : est-ce qu’ils sont muets ?
Les sourds qui ont pris ce chemin d’une prise de parole là où on les disait muets et avec volonté et rigueur œuvrés pour la reconnaissance progressive de la LS ont pu entrainer un véritable renversement du rapport d’aliénation dans lequel ils étaient tenus. L’intérêt qu’ils ont suscité pour leur langue en tant que langue a entrainé avec lui les questions de la traduction et de la transmission et affiné la perception de la différence des langues. La comparaison et non l’opposition, la distinction et non la compétition enrichissent notre savoir-faire avec les différences des langues. Voilà ce qu’a évoqué pour moi ce beau film de NA.