Chère Nurith,

Quel plaisir de voir ton film l’autre soir ! Nous aurions pu en bavarder un peu autour d’une verre si Annie n’avait pas eu une angine carabinée, tandis que moi j’étais, comme chaque soir ces temps-ci, sur les genoux…

Je te mets ce mot pour de dire qu’outre le plaisir du beau cinéma que tu nous offres comme chaque fois, ce film m’a prodigieusement intéressé.

Le thème de la création de la langue, d’abord. Créations locales, surgissant au sein des familles et s’étendant au village, avec pour premier programme de permettre à des parents entendants de communiquer avec des enfants sourds. Créations nationales, d’autre part, élaborées entre sourds dans des institutions, parfois contre l’avis de leurs protecteurs entendants, puis validées comme langue nationale des sourds. Cette double origine fascine le sociologue que je suis et, notamment, le processus par lequel chaque langue nationale des sourds est élaborée, négociée puis, à un certain moment, définie comme la bonne langue.

J’imagine que la fixation d’une langue nationale unique met en jeu une tension entre de multiples innovations langagières et des autorités susceptibles de les valider : il est ainsi dans toutes les langues, il me semble, mais la concentration de ce processus sur un temps somme toute assez court (un siècle ou moins) et au sein d’institutions et populations de taille réduite en fait peut-être un observatoire privilégié de ce que les historiens de la langue étudient à grand peine sur des centaines d’années, voire des millénaires. Je suppose que la question de la façon dont s’impose l’autorité qui valide est compliquée : j’imagine des conflits de légitimité entre groupes de spécialistes, des va-et-vient entre les sourds eux-mêmes et leurs protecteurs, la négociation de compromis ou l’imposition d’une solution par l’intervention de l’Etat, etc. De ce point de vue, on a sans doute affaire à ce dont les historiens de toutes les « réformes » sont familiers, en particulier les réformes ou inventions de langues nationales au cours des XIXe et XXe siècles.

Ton film met aussi en évidence les problèmes (et les solutions) qui naissent des contacts entre langues : incorporation de lexiques de l’une à l’autre (merveilleux dialogue au sein de ce couple germano-israélien), écrasement de langues de village par la langue nationale (on a l’impression que tout est à reprendre), émergence d’une langue populaire distincte de la langue officielle (passionnant entretien avec ce jeune traducteur qui explique « rentrer chez soi »). On imagine bien comment ton enquête a pu se poursuivre sur les situations de plurilinguisme. Tu nous fais réfléchir sur la traduction d’une langue des sourds à une langue d’entendants et retour, mais que se passe-t-il entre sourds qui ne parlent pas la même langue ? Si ceux qui parlent une langue de village n’ont sans doute d’autre choix que d’apprendre la langue nationale, il n’en est sans doute pas de même entre Israéliens et Américains ou Français, par exemple, outre entre Britanniques et Américains (qui, pour une fois, ne sont pas « séparés par une langue commune »), dans une interaction privée ou dans un colloque international. Y a-t-il alors aussi des traducteurs ?

Une autre famille de questions que tu abordes et nous donnes envie d’approfondir est celle de la grammaire des langues des sourds. On est convaincu qu’il en existe une (ou plusieurs), des professeurs le confirment, mais on serait aussi friand de savoir en quoi elles peuvent consister. Dans la discussion de l’autre soir, tu nous as donné des indices : il y aurait, par exemple, une mise en place du décor et des protagonistes de l’action avant la description de celle-ci (tu évoquais le cas du récit d’un repas). Souvent, les discours que tu nous donnes à voir suggèrent des ponctuations, des fins de phrase, des changements du sujet de l’action : c’est follement intrigant, mais il est clair qu’aller plus loin impliquerait quelque chose comme un cours sur les rudiments. Difficile dans un film !

Il y aurait tant d’autres choses à dire dans une veine moins cérébrale. Tous ceux qui verront ton film et qui, comme moi, de savaient rien du monde des sourds, en ressortiront moins ignorants de notre commune humanité. Merci aussi pour cela, Nurith.

Affectueusement.

Christian