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Sortie le 18 janvier 2006 Au cinéma les 3 Luxembourg 67 rue Monsieur Le Prince, 75006 Paris
D’une langue à l’autre, misafa lesafa Un film de Nurith Aviv A partir de leur propre histoire, neuf personnes - poètes, écrivains, chanteurs - évoquent leur vécu particulier du passage d’une langue à l’autre. Le film décrit ce lien intime, souvent ambivalent et conflictuel, tissé entre l’hébreu, langue apprise et adoptée, et la langue de l’enfance, celle qui est « comme du lait maternel ». Précédé du court métrage L'alphabet de Bruly Bouabré, Séances : mardi et jeudi à 21h, samedi et dimanche à 11h


Projections/débats Jeudi 2 février à 21h : Henri Cohen- Solal, psychanalyste, Tsvia Walden, psycholinguiste Mardi 7 février à 21h : Alain Fleischer, cinéaste, romancier, Maurice Olender, historien, éditeur Mardi 14 février à 21h : Marc Alain Ouaknin, philosophe Mardi 21 février à 21h : Sophie Kessler-Mesguich, linguiste, Rina Cohen, historienne Jeudi 23 février à 21h : Nathalie Zaltzman, Ghyslain Lévy, psychanalystes Dimanche 26 février à 11h : Max Kohn, psychanalyste Mardi 28 février à 21h : Daniel Farhi, rabbin Jeudi 2 mars à 21h : Mireille Hadas-Lebel, historienne dimanche 5 Mars à 11h: Anne-marie Houdebine, psychanalyste et linguiste Nabile Fares: psychanalyste, écrivain Jean-Jacques Moscovitz: psychanalysteSéances en présence de Nurith Aviv En présence de la réalisatrice Les 3 Luxembourg Production : 67 rue Monsieur Le Prince Frédéric Luzy/01 42 80 09 63 swanproductions.fluzy@noos.fr 75006 Paris Groupes, associations : 01 46 33 97 77 Rebecca Fraiberger/06-63-17-63-63 rebecca.fraiberger@voila.fr Métro : Odéon, Luxembourg Presse : annevaugeois@free.fr Sylvie Brugnon/01 42 74 06 01 sylvie.brugnon@wanadoo.fr http://lestroisluxembourg.com Plein tarif : 7€ Tarif réduit : 5.5€ (étud, CV, -20ans, chôm) Pour plus d’information http://nurithaviv.free.fr/

MISAFA LESAFA D'une langue à l'autre

Un film de Nurith Aviv

Avant même sa sortie officielle, le film de Nurith Aviv « D'une langue à l'autre », traduction française de « Misafa Lesafa », a fait son chemin. De bouche à oreille.

Parce que de leur bouche à notre oreille, ils témoignent, et leurs paroles font écho. Elles résonnent, font vibrer l'intime et l'extime, le familier et l'étranger, le Heimlich et l'Unheimlich, aux racines de la langue qui nous fait Sujet.

Ils sont dix, écrivains, poètes, philosophes, acteurs ou chanteurs, juifs de l'autre bout du monde ou arabes nés en Palestine, israéliens issus de la diaspora ou palestiniens ancrés sur les terres où ils sont nés. Nurith Aviv, la réalisatrice, écoute, découpe, dans le silence d'une écriture sobre et rigoureuse. Elle parle d'elle, puis se tait, se fait le lieu de leur parole. Dix, de cette génération de la « survivance », à dire l'épreuve de la perte, à dire le passage du Heimlich de la langue perdue, à cet ailleurs, étrange(r), Unheimlich. Qu'ont-ils fait, les uns, les autres, de cet écart dont ils sont creusés ?

L'œil de la caméra, celui de sa réalisatrice, écoute et révèle l'exil subjectif d'une génération de traverse, et de ses enfants. Le regard se fait intérieur, qui accompagne les déplacements géographiques et psychiques, les traversées d'histoires, de pays, de cultures, et de langues, tandis que les plans s'immobilisent sur des lieux sereins, promesses de havres de paix pour déchirures intimes. Les plans s'immobilisent sur les lieux à vivre enfin atteints, des abris à prendre racine pour vies déracinées. Entre éternité et fragilité. trace de parcours incertains, improbables, faisant de chacun le héros ordinaire de sa propre vie. Ils sont là et témoignent. Sans pathos. Ils témoignent des épreuves, renoncements, et conquêtes de la langue, sur fond traumatique majeur.

Pour les israéliens issus de la diaspora, l'apprentissage de la langue nouvelle, en les liant à la promesse symbolique, semble être venu suturer les deuils hémorragiques, dans un effet d'après-coup. Des trajets psychiques se sont déposés, vidés de leur charge de douleur, dans l'écart d'une langue autre. L'hébreu, langue autre mais aussi langue de l'Autre. Ainsi furent-ils portés par la transmission symbolique d'une langue qui plonge ses racines dans la nuit des temps, devenue celle d'un Etat prometteur, promoteur de l'homme nouveau.

A l'ombre de cette construction soutenue par un idéal et une promesse, les palestiniens sont devenus otages de la langue nouvelle du nouvel Etat, langue officielle, dont l'effet de « désappropriation » de l'intime, est venu confirmer un réel traumatique.

Qu'il soit véhicule emprunté, ou langue adoptée et incorporée, l'hébreu prend valeur de conquête, conquête sur soi, conquête sur l'autre : « L'hébreu, langue du nouvel Etat a atterri sur nous » dit le poète palestinien Salman Masalha, qui poursuit « L'hébreu n'appartient plus aux juifs, mais à quiconque le parle. Au moyen de l'hébreu, je ne prends pas seulement possession de la langue, mais je renforce aussi ma possession sur le lieu ».

Comment la langue se subjective-t-elle au travers des générations, selon la position de celui qui la parle et la transmet ? Là où la langue se voulait promesse de rencontre et trait d'union de vies dispersées et disparates, possession/dépossession, libération/occupation, liberté/aliénation fonctionnent comme deux versants inconciliables d'une même langue suivant qu'elle est incorporée ou rejetée.

Selon que la langue officielle a pris la couleur du « Sauveur », ou la couleur de « l'Occupant », la couleur de la promesse ou celle de la résignation, la couleur de l'espoir ou celle de la révolte, qu'elle est choisie ou subie, de cette langue, qu'ont-ils fait ? Entre la langue du devoir, et la langue promise au désir, comment les uns et les autres, citoyens d'un même pays, se la sont-ils appropriée ? Comment désemparés, s'en sont-ils emparés, comment l'ont-ils habitée, déshabitée, comment s'y déplacent-ils, comment s'y reconnaissent-ils, et à quel prix subjectif ?

Les hommes et les femmes qui parlent ici ont fait l'expérience des ruptures et des franchissements. Ils se sont amputés de la langue qui coule en eux, contraints à se délester d'une partie de leur Etre, pour se lester de l'hébreu : « l'hébreu… ce n'est pas une langue qui jaillit de toi, mais c'est comme se remplir de gravier… la langue maternelle, tu ne la parles pas, elle coule » Aharon Appelfeld.

Depuis l'intime de la langue perdue, ils ont traversé les frontières, les frontières les ont traversés, ils ont emprunté les chemins de traverse, emprunté les langues du passage, les langues de passage, pour atterrir, toucher terre, Terre promise, terre de l'Autre. Mais aussi terre de l'autre déjà là : « Chante en hébreu », dit-on à la chanteuse palestinienne Amal Murkus, « on m'a proposé des chants de pionniers… tous ces chants sur le labeur et le travail de la terre… mais je savais qui avait travaillé la terre : mon père et mon grand-père ».

Plus ou moins radicalement, plus ou moins dramatiquement, tous ont eu à s'arracher de leur langue maternelle, pour habiter une langue qui ne les a pas baignés, qui ne les a pas bercés. Tous ont eu à rompre les évidences, à rompre les charmes, pour inventer l'autre lieu de leur parole, pour articuler le monde selon la langue nouvelle qui le nomme. Ainsi le rabbin et philosophe Daniel Epstein témoigne : « je me suis senti dans deux mondes qui en rien ne peuvent se comprendre, disant autrement des choses différentes ».

Une langue les a portés autrefois, qui n'a plus cours. Ils ont dû en effacer la mémoire, mais est restée la sensualité. Le corps se souvient : « Du moment où j'ai voulu pénétrer l'hébreu, j'ai dû assassiner la langue russe… malgré tout quelque chose du russe est resté… la musique de la poésie de Pouchkine et Lermontov, dans ma propre poésie, j'avais les mêmes rythmes, je ne les ai pas appris, ils étaient simplement là ». Meir Weiseltier.

L'hébreu unifiant, unificateur, aurait-il pour fonction de recouvrir la sensualité des langues d'origine, la trace du corps de la langue, de la langue du corps, là où les corps ont disparu sans laisser de traces ?

Nécessité vitale pour construire, se reconstruire, de refouler l'intime, d'assassiner l'amour de leur langue, leur langue d'amour, détournée, confisquée en langue de haine : « Nous avons refoulé tout ce qui était en nous, et sur cette croûte, à la surface de la conscience, nous avons construit une autre vie, non reliée au passé » Aharon Appelfeld. Ou encore, Haviva Pedaya : « La deuxième génération de l'émigration commence à un point d'amnésie ». Après-coup d'une douleur hémorragique enfin suturée, le point d'amnésie n'est-il pas l'ombilic-même de l'idéal de construction sioniste, selon les lendemains qui chantent.

Passage des frontières, passage des cultures, passage des langues, de ce passage d'une rive à l'autre, Maurice Blanchot dira que c'est à maintenir cet « entre-deux rives qu'est la vérité du passage ». Pourtant, on entend là, que la vérité du passage, la vérité de ceux qui y sont passés, se fait au péril de son Etre, au prix d'un saut périlleux, au risque d'un trou : « Je me trouvais dans cette zone entre les langues, dans ce lieu du malaise… pour moi le hongrois est comme le lait maternel… quand mon père est mort… j'ai senti que l'hébreu ne me portait plus, je m'écroulais dans le hongrois… ceci dit, je n'ai pas d'autre langue que l'hébreu » Agi Mishol. Ou encore, Haviva Pedaya “Je parle de mon hébraïté et de mon arabité, comme de deux essences que relie un point aveugle, une zone d'oubli, une zone abandonnée». N'est-ce pas de ce lieu de fracture, de cet impossible à dire, que l'artiste puise l'énergie créatrice et en fait œuvre ?

Ce passage obligé, ce passage-sauvetage, aussi fondateur et créateur soit-il, se fait au prix d'une perte, au prix d'un reste qu'Aharon Appenfeld désigne comme infirmité : « un homme qui perd sa langue maternelle est infirme pour la vie ». Là où la langue première fait coupure dans la jouissance, la résidence dans une autre langue vient creuser l'écart, insister sur la faille, redoubler l'exil fondateur, au risque de l'amputation, au risque de l'anesthésie, au risque de la déréliction, au risque aussi de la création.

Ecoutons encore le rabbin Daniel Epstein : « Je ne dirais pas que je vis dans une langue, puis dans l'autre, je cours de l'une à l'autre comme un battement de cœur ».

Contre le clivage qui guette, c'est la métaphore d'un battement de cœur qui lui revient : fort/da, fort/da, fort/da…. Ainsi bat la vie, dans un franchissement symbolique, pour faire œuvre de cet entre-deux aveugle.

Jusqu'à cette génération d'aujourd'hui, où l'hébreu, langue officielle transmise en héritage, se fait à son tour langue maternelle, langue du sensuel, qui porte en son cœur le point d'amnésie.

En exil de leur langue, en état de conquête ou de résistance, de guerre ou de paix, pris dans des enjeux de vie et de mort, israéliens et palestiniens ici réunis, témoignent depuis le lieu de la fracture qui les a creusés, entre traumatisme et création. Témoignages essentiels, pour un film aux multiples lectures.

Danièle Epstein