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La chronique cinéma d’Emile Breton

Beauté du parler des hommes

Langue sacrée, langue parlée, de Nurith Aviv.

Paradoxe : une « femme d’images » s’est suffisamment intéressée au non-visible, la parole humaine, pour lui consacrer à la suite deux films. Nurith Aviv, première chef opératrice reconnue par le Centre national du cinéma et qui travailla avec, entre autres, Agnès Varda, René Allio, Jacques Doillon, a réalisé en effet quatre documentaires. Deux d’entre eux, D’une langue à l’autre et Langue sacrée, langue parlée, qui vient de sortir, tournent autour de l’événement que fut, au XXe siècle, la création à partir d’une langue millénaire, morte en quelque sorte ou ne vivant qu’à usage religieux, d’une langue de communication quotidienne, l’hébreu, qui sortit alors de la synagogue pour courir les rues d’Israël. « Une langue congelée pendant deux mille ans et décongelée », dit l’un des Israéliens interrogés dans Langue sacrée, langue parlée, et l’on comprendra que cette transplantation dans un monde qui avait bien changé en vingt siècles ait pu poser quelques problèmes. Là pourtant, pour la cinéaste, n’est pas l’essentiel. C’est affaire de linguistes. Ce sont les « corps parlants » qui l’intéressent, la cicatrice intérieure laissée par ce saut dans l’inconnu d’une langue. Et cela, dans l’un et l’autre film, est très justement dit, car tous ceux à qui elle s’est adressée dans cette enquête s’étaient eux-mêmes, écrivains, poètes, artistes, comédiens, de la première ou deuxième génération, longuement interrogés sur leur rapport à ces langues successives qu’ils avaient dû pratiquer ou abandonner. Car il ne pouvait s’agir, en fait, de la substitution de mots à d’autres, mais d’un changement de mentalités.

Michal Govin, romancière, fille de pionniers, dit que, pour ses parents, il fallait se débarrasser de la tradition la plus récente, celle du juif traqué en Europe et que, après la guerre des Six Jours, ils furent plus que jamais décidés à tout effacer du passé. Ainsi retrouva-t-elle avec eux le Talmud et la fierté antique. L’homme nouveau naissait, moule auquel les nouveaux arrivants, d’où qu’ils viennent, devaient se conformer. Pour beaucoup, ce fut un arrachement, qu’ils vivent encore, à la douceur de la langue apprise enfant des lèvres de la mère : « Je suis passé, dit un poète d’origine marocaine arrivé avec ses parents dans les années soixante, de la langue maternelle à la langue paternelle. » Et la langue paternelle fut pour lui celle de la loi, contraignante, contre laquelle il ne pouvait que se révolter, adolescent. Ainsi le film est-il fait d’allers-retours entre cette acceptation (et plus qu’acceptation, adhésion à cet apprentissage) et rébellion. Plus d’un, parlant de l’arrivée en Israël, évoque comme ce poète la hâte à « sortir de sa langue » pour ne pas différer des autres. Il s’était en effet établi comme une hiérarchie des langues, la plus méprisée étant le yiddish, langue de la diaspora européenne d’avant la Seconde Guerre mondiale. Or, si, dans son introduction, la cinéaste, partant d’images tournées en 1897 par Alexandre Promio, opérateur des frères Lumière, à partir d’un train de Jaffa à Jérusalem, rappelle que ce fut aussi le temps où Theodor Herzl jetait les bases du sionisme et du retour à l’hébreu, et Freud celles de la psychanalyse et du retour du refoulé, il arrive que ce retour ne soit pas à sens unique. Pour Roy Greenwald, la façon dont on embrasse la Torah à la synagogue, dont on se met en bouche les versets, telle qu’il l’a vécue dans son enfance, finit par paraître un peu trop solennelle. Aussi, lorsqu’il découvrit plus tard le yiddish, ce fut pour lire en lui ce qu’il y avait de traces d’une joie quotidienne. Il a tenu alors à l’apprendre comme « paysage dans la vie de la diaspora », langue renvoyée au néant par la Shoah, brûlée dans les fours crématoires. D’où son amour pour lui.

Que le parler soit engagement du corps entier, rien ne le dit mieux que la gourmandise d’une jeune femme, éclatante de joie d’articuler des sons, récitant un poème mystique sur les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu. Filmée en gros plan, visage de face et gestes à l’appui, désignant doigts tendus ses lèvres et leurs différences d’ouverture, elle est la langue dans son jaillissement. Aussi bien ce film n’est pas un film sur l’hébreu, mais une marque d’amour pour le parler des hommes, enracinement de la personnalité. Dans D’une langue à l’autre, le rabbin Epstein, de culture française, professeur en Israël, disait de sa double culture : « Je ne dirais pas que je vis dans une langue, puis dans l’autre,

je cours de l’une à l’autre comme un battement de coeur. »