A Nurith

Il est évident que tu tiens, autour du motif de la langue, - plutôt que du langage - un fil d’or sur le phénomène son dont est capable cet « animal » à dresser » écrit Merleau-Ponty après Valéry, qu’est la langue ici. Le langage serait le moyen de communication entre nous. Mais la langue elle puise au matériau sonore dont notre corps est le siège. Ce matériau est fait de l‘opacité dont est tirée sa texture. Cette opacité constitue l’étoffe-même, le « Stoff » de l’expression poétique. La langue abrite le poème en son fond d’opacité comme une réserve.

La raison à cela est que la langue a affaire aux bases pulsionnelles qui sont à la source de l’articulation, au plus près de nos organes vocaux internes. Elle tient du mouvement de ces organes avec leurs tensions et relâchements internes, mais aussi émane d’une dialectique physique entre muscularité et système d’orifices et canaux pour l’émission coordonnée de consonnes et voyelles combinées en syllabes. Les sons émis par la bouche font le chemin de l’oreille à l’esprit. La phonation en résulte marquée par l’humeur modulée par le ton, accentuée par le rythme qui scande et anime l’expression toujours livrée audible avant même qu’elle ne soit vraiment réfléchie. L’expression en effet devance l’exprimé, le double, lui assigne une vitesse qui le bouscule et parfois le coïnce entre départ et arrivée du son vocal. L’émotion alors saille, perceptible à l’instant-même d’une émission courcircuitée par un affect échappant au système de l’appareil de la phonation. C’est que parfois, la glotte fait des siennes, m’a dit un jour le grand linguiste hongrois Istvan Fonagy qui savait quoi entendre par là et dont les travaux sur « Les bases pulsionnelles de la phonation » ont intéressé, dans des années où l’on en parlait beaucoup, les psychanalystes. Si l’on est triste parce que l’on pleure comme l’a écrit William James dont la formulation est devenue légendaire, il en est de même ici. La colère saille de l’ire intérieure de l’organe. L’organe est la forge de la vocalité inséparable de l’émotion, et de ces mouvements internes y compris des désirs liés à la sexualité. A la source du poème dont la langue a pour vocation de garder trace, émergent, avant toute maîtrise de l’expression articulée ou en dépit d’elle, des traits d’accentuation subjective.

La langue n’est-elle pas telle un membre quasi-physique attaché au corps, elle aussi, comme le tact, l’odorat ou la vision ? N’est-elle pas également et par là même, l’organe central de tous les sens par où se font entendre en concomitance le touché, le vu, le senti ? Si je vois se balancer les feuillages d’un noisetier dans mon champ de vision, ne suis-je pas en même temps amenée à intérioriser ce balancement en en faisant une sorte de rythme intérieur en croyant sentir la noisette de l’arbre après laquelle s’affaire un écureuil fidèle au jardin, tandis que je sens à l’oreille la coquille craquer sous sa dent ? et bientôt, le jus de noisette sur les papilles de l’écureuil, les miennes ?
Tous ces sensibles font un de mon oreille à mes lèvres quand je le dis. Le poème s’en empare aussitôt et la langue s’ensuit plus vite que je n’y pense. En une phrase tout un discours retentit, en un mot, toute un phrase, en une syllabe tout un mot, en une lettre proférée un accord, - une « syllabe » en grec accord musical et assemblage minimal de lettre, - à entendre. Telle est la vie associée au phénomène son de la langue sur le clavier de ces résonances intermodales.

Alors, n’allons pas dire que la langue est ce système de signes arrêtés qui figurent dans un dictionnaire. Elle vit de sa vie animale tout sens en alerte ! De fait, en combinant l’oreille et l’organe vocal, de la bouche et des lèvres à notre ouïe et de notre ouïe aux lèvres, la langue vit, disait le grand linguiste W. von Humboldt. Ainsi, est-elle appelée à vivre en circulant d‘un homme à l’autre, mais aussi à faire vivre les parlants que nous sommes par delà nos vies individuelles, au delà de nos morts assassinés en masse.

C’est ce que le film de Nurith Aviv veut nous transmettre. Vivre par la poéticité interne de la langue qui nous relie, en retentissant en nous par tous les canaux où afflue et circule le désir de nous parler, nous fait le lit d’une rivière par où vont nos messages d’un bord à l’autre, toujours un franchissement, d’un seuil, le seuil de la bouche qui parle, à d’autres seuils. Passages donc dans le flux incontrôlable des mots jetés et recueillis tels les cailloux dans l’urne. Comme je l’ai dit, elle met l’oreille à l’esprit. L’oreille doit se tenir toujours très près du poème, le poème qu’elle est dont le parlant tire son poème, et la bouche tout contre les sons qu’elle profère tout en les émettant. Extraction des profondeurs, pas des hauteurs.

C’est ce que s’appliquent à faire ressortir chacune des jeunes personnes que tu as conviées à ce parloir créé par l’interview. Et là, une fois de plus, je salue la qualité des jeunes personnes aux horizons multiples, invitées à raconter leur parcours. L’espace acousmatique circonscrit cette investigation du seuil des maisons où se rendent chacune d’elles où qu’elles se trouvent, par une déambulation toujours rapportée à un ancrage, celui d’un lieu de travail, un bureau d’étude, une classe, le long d’une recherche dont la source est une attraction ancienne, née ou apparue au sein de la famille, ou parfois même à son insu si la famille ne la parlait pas ou la rejetait. Le paysage compte aussi, une vue de la fenêtre, un jardin, des toits selon le lieu. Un dehors. Le film témoigne aussi de la présence de cette langue quand elle a manqué parce que les familles plus cultivées éduquées à l’hébreux la méprisaient. Je retrouve là une remarque qui m’avait été faite par un de mes vieux cousins sur un lit d’hôpital à Haifa Il m’avait confié, peu avant sa mort, que la famille Friedman la mienne, celle de mon père, qui venue de Lida, s’appelait, côté patrilinéaire, Lide, ne parlait pas le Yiddish. L’épisode raconté par Tal Hever-Chybowski né à New-York, devenu le directeur du centre de yiddish à Paris, témoigne de la découverte simultanée du Yiddish encore parlé par sa grand-mère et de sa grand-mère et du plaisir très fort pris aux entretiens avec elle.
D’une rencontre, d’un voyage, un travail émerge qui a commencé sous le signe d’un désir fort de connaissance inséparable d’un désir tout court. Comprendre, entendre ce qui est la même chose, retrouver, développer, rechercher le propre d’une langue parlée, oubliée, apprise, refoulée, recouverte sous les décombres d’autres langues, langues naturelles perdues d’Europe centrale, dont tu as fait Nurith valoir dans d’autres films le timbre, le tempo et différents traits.
Le droit à cette vie que réclame la langue en son expressivité, suppose que l’on se penche sur l’ opposition mortifère pour une langue entre légitimité et illégitimité. La langue Yiddish, populaire, a traversé cette double épreuve à chaque fois refusée d’être reconnue comme légitime sous l’autorité de la langue allemande d’abord, puis, sous celle officialisée, de l’hébreu créée pour cimenter le peuple juif après la Shoah. Elle n’a pas été choisie pour survivre à la Shoah au nom de la terre promise. La première langue dominante que fut l’allemand n’a jamais trouvé son unité de langue un peu comme en Italie, et la seconde langue dominante, l’hébreu l’a fabriquée pour lier les parlants d’une Terre refuge, celle d’Israël. Le Yiddish n’est resté en exil sur aucune terre de son choix, ni au Birobidjan sous Staline où elle est parlée à côté du russe, ni hors d’Europe sauf sous des formes résurgentes de mouvements intellectuels revendiquant de s’intéresser aux langues populaires, ou parlées par les travailleurs, dans le cadre d’un éveil socialiste (le Bund) à l’éducation dans le cadre d’une réflexion sur une culture marquée comme perdue. Encore aujourd’hui, des juifs « modernes » se rappellent cette langue tenue pour une sous-langue, à peine articulée dite bégayante (stammelnde) , que parlaient leurs grands-parents.

Pourtant Nurith, quand tu la rapproches du breton – tu aurais pu aussi mentionner le corse - tu l’as fait à plusieurs reprises dans ta présentation lors de la première aux trois Luxembourg, ce n’est pas de reviviscence d’une langue régionale comme en France, qu’il s’agit avec le Yiddish. Pourquoi ? En raison de l’importance de la dispora dont ce parler est inséparable. Y revenir pour l’étudier et pour montrer qu’elle a bien une « grammaire » contrairement à ce qu’en a dit Kafka dans sa Lettre au père, comme il est rappelé dans une des interviews, c’est rechercher pour ce parler l’assise d’une syntaxe cohérente, et même montrer que tout composé qu’il est d’allemand, d’hébreu pour 10 % de son lexique et d’araméen à quoi s’ajoutaient forcément les éléments et idiomes empruntés aux diverses langues européennes d’origine, ce parler commun qui s’écrivait en lettres hébraïques, témoigne en sa dispersion d’une certaine structure comportant des régles.
L’objectif est de montrer comme il est précisé dans la première interview que ce qu’on a tenu pour un jargon, qui comme l’écrit encore Kafka se marmonnait « mauscheln », n’est pas un obstacle à l’allemand mais aussi que le Yiddish et l’allemand ne sont pas remplaçables l’un par l’autre ! La preuve est donnée par la poésie, art de vie, dont le souffle porte la langue au delà des morts qui l’ont parlée. C’est la grande idée de ton film. La langue n’est pas une simple « survivance » si elle porte la vie au delà de la mort des humains.
On songe ainsi à la « langue sauvée » d’Elias Canetti qui s’applique à l’allemand de l’écrivain exilé hors d’Allemagne. Il faudrait pourtant ajouter ici la forme active : la langue qui « sauve » et pas seulement sauvée. Que « sauve-t-elle ici, au delà des massacres ? La poésie pour tous les hommes, une culture, des « lumières » (Haskala). Ainsi celles que représenta le traducteur de la bible Moshe Mendelssohn, venu de Dessau à Berlin où il s’installa (XVIII e siècle). La traduction fut en allemand mais en lettres hébraïques pour les juifs parce que le Yiddish les ramenait en arrière, les empêchant d’être des citoyens allemands de plein droit. C’est seulement plus tard, que la traduction en Yiddish fut réalisée par le poète yiddish Shloyme Blumgarten originaire de Lithuanie qui entreprit de prolonger autrement l’œuvre de Mendelssohn.

A l’encontre de ce jugement condamnant le Yiddish à n’être qu’une survivance empêchant les juifs de s’intégrer à une culture moderne, il fallut tout un travail de réflexion auquel se livrèrent justement des mouvements de « jeunes » avant-gardistes en Europe et aux Etats-Unis. Cela veut dire qu’il fallait repenser autrement l’intégration, cette fois, non en coupant les juifs de leurs racines linguistiques, mais par la culture littéraire et poétique qui ravivait ce même héritage en le transformant. Les jeunes chercheurs entendus dans ce film montrent le résultat de ce changement de sens.

Raviver cet héritage contient alors cet appel à la survie par la poésie qui domine tout ton film. La poésie comme « survie » est rappelée dans l’interview d’une lithuanienne travaillant au Yvo, haut lieu de la culture yiddish à New-York. Elle est évoquée à l’occasion d’un poème qu’elle choisit de lire qui a été écrit par Sutzkever au ghetto en 1940 aux derniers instants de la « Junge Vilne », mouvement avant-gardiste actif dans les années 193O. Etonnant, ce poème presque « panthéiste » ni religieux ni politique, est adressé à la Nature, la forêt.

C’est donc avant tout une langue qui mérite d’être étudiée au sens fort de l’étude, l’étude d’un legs tardif en pleine modernité, distancié mais productif puisqu’il a contribué au développement d’activités et revues poétiques en différents lieux notamment aux Etats-Unis. Son esthétique littéraire révèle sa poéticité profonde qui rend cette langue propre à dire quelques grands poèmes, comme le montrent, dans le film, les moments–clefs des lectures par ces jeunes chercheurs, des poèmes d’un poète de leur choix qui les ont marqués.
Dans une posture étonnante où le visage de profil occupe, joue contre le poème écrit sur la page, tout l’espace de l’écran. Il s’agit de faire sentir en effet l’écoulement de ce temps sacré réservé à une intimité peau sur papier, cette proximité de chair qu’à chaque interview, le chercheur énonce en première personne en disant avec sobriété, dans sa tonalité propre, et même avec l’accent propre de son pays d’origine, Anvers, St Petersbourg, Vilnius, Varsovie, Paris, les Lilas … comment il y est venu, par quel parcours toujours vécu donc personnel qui ne se laisse amalgamer à aucun autre. Chacun devient dans ce travail de désir, dominé par la passion de la langue, le porteur inspiré d’un souffle unique, reliant le battement du corps à la lettre, dans le milieu sonore de l’élément vocal restitué par la lecture. Aussi la lecture est-elle en elle-même une sorte de service, un office profane rendu à l’art venu d’un peuple qu’une langue réunit en peuple !

D’un côté, recouvrant les voix de la multiplicité des peuples, le Yiddish est une polyphonie à laquelle il fallait unifier des différences, de l’autre, tandis que l’hébreu s’offrait comme une langue à construire en un moyen de communication uniforme pour l’usage et ses besoins. Deux destinations différentes en sont venues à écarteler les juifs en exil. Mais s’agissant du Yiddish, la tâche d’avoir à restaurer un parler bâtard le confrontait à la reconnaissance de son statut de langue digne de ce noms, de par la recherche et les études menées par cette génération de jeunes chercheurs. C’est le choix de ton film qui contraste avec la conservation d’un vieux parler coupé de la communication moderne comme dans ces communautés orthodoxes au cœur de New-Yorka, par exemple.

Aussi, les investigations de ces jeunes sont-elles menées autrement que sous l’impulsion d’un retour nostalgique à l’origine, affirmé au nom d’une tradition survivante comme le montre un film récent de la série « Unorthodox » que j’ai vu récemment (Netflix), à partir du cas unique d’une jeune femme Esty, vivant au sein d’une communauté appelée « Satmar » dans le quartier Williamsburg de Brooklyn. Comme cette jeune Esty qui se sentait, dit-elle très souvent, « différente », depuis le début, de cette famille qui l’étouffe, soumise au rite obsédant qu’elle observe durant sa petite enfance, c’est tout en y participant qu’elle affirme son être-à-part jusqu’à la rebellion. Cependant, avant la rupture, cela va jusqu’au mariage avec un jeune homme arrangé par les familles. Elle n’en part pour la Berlin d’aujourd’hui où elle a juste une adresse qu’après, et déjà enceinte de ce mari qu’elle a épousé par arrangement entre familles. Le déclic est la musique car c’est en effet sa passion pour la musique qui la tire de là en lui ouvrant d’autres « musiques », autrement dit « d’autres univers » modernes ceux-là et partagés par des jeunes de son âge venant de partout dont elle découvre la liberté et la joie de vivre y compris au cœur de Berlin, la ville d’où justement tant de juifs ont dû partir pour fuit le nazisme. Elle découvre donc une autre diaspora ! cette fois une diaspora intellectuelle ouverte sur d’autres musiques à Berlin où elle va en quelque sorte se « réfugier » loin de son milieu ultra-orthodoxe de Brooklyn. Par quelle ironie du sort , en effet, et pour quel drôle de retour qui la reconduit là-même d’où il avait fallu fuir, effectue-t-elle ce retour qui n’est pas tout à fait « aux sources », comme on dit ? et précède d’après le roman d’où le film est tiré, un ultime retour sur soi qui la fera peut-être revenir en arrière ?

Il faudrait dire bien plus de cette « recherche » car, dans sa visée moderniste, tournée contre le culte du passé et des origines identitaires, elle a pour objectif plus audacieux encore, d’affronter l’autorité d’une langue légitime, dont la construction a contribué à l’affirmation d’Israël. Vu sous cet angle, le propos de Dory Manor qui a grandi en hébreu à Tel Aviv, et dont la famille venait d’un Shtettel qui n’aimait pas le Yiddish, fait entendre une rébellion étonnante contre l’hébreu régnant, « virile et militaire », tandis que le Yiddish serait féminin, et incapable d’accéder au statut d’une langue destinée à faire une « nation ». Il reste que le motif d’une langue faite de bribes d’autres langues, rapiécée en quelque sorte, concerne toute langue, sauf peut-être les esperanto ou langues artificielles auxiliaires auxquelles on a également pensé pour pallier le caractère multilingue de cette mosaïque de cultures qu’était l’Europe centrale entre deux guerres, et même en plein ghetto notamment celui de Varsovie car il manquait aux juifs qui venaient de partout une langue commune. La langue universelle de Zammenhof visait ce but (Voir un numéro ancien de la revue Critique sur les projets de « langue universelle »).

Tu es une poète-filmeuse, ou une cinéaste poète, quelque chose entre les deux que je remarque à chacun de tes films. Première vision à laquelle je reviens, la mer et ses vagues, bruyante, écumante, comme si, par là, tu annonçais la force d’une rébellion, la mer par laquelle sont arrivés par bateaux des « migrants » du siècle dernier mais, comprend-t-on ensuite, à condition de laisser derrière eux l’héritage du Yiddish. Nous sommes côté plage sur la rive d’où nous voyons ces vagues houleuses scintiller. En revenant à cette image puissante, je comprends que dans cette respiration des vagues qui emplit tout l’écran, « Atem » le souffle, repiration, mais aussi l’esprit, il manque celle de cette rébellion en faveur d’une langue d’expression diasporique à moins qu’elle l’annonce. Tu as réussi à pousser très loin jusqu’à la force de la prise de parole d’une femme poète Anna Margolin de Bretslitovsk, dans un poème lue par une chercheuse venue d’Anvers, du nom de Thielmans, amoureuse des sons des mots, comme elle le dit, dont le souffle poétique échappe au binarisme homme-femme. Sans parler de « genre », résonne en se dressant debout, cette voix pour une langue mal aimée qui justement ou justement n’a pas traversé cette mer.

Antonia Soulez